• Les drames maritimes au XIXe siècle

    Au large de Cayeux-sur-Mer...

    Dans l’histoire, les ports de Saint-Valery et du Crotoy furent relativement peu touchés par des tempêtes maritimes, parce que protégés par les contours de la baie et par ses bancs de sable. De même que le port du Hourdel pourtant à la Pointe du même nom mais abrité derrière son poulier (bancs de sable et de galets) et à l’intérieur d’un chenal.

    Par contre, Cayeux-sur-Mer qui n’est qu’à 4 km du Hourdel, situé sur une côte rectiligne face au grand large, à très faible altitude au-dessus du niveau de la mer, les a toujours subies de plein fouet.
    Dans son ouvrage « Histoire des 5 villes, 300 villages, hameaux et fermes » paru en 1863, l’écrivain abbevillois E. Prarond a relaté ces drames cayolais du XIXe siècle. Il y rapporte l’article du Journal d’Abbeville en date du 5 octobre 1833 et signé du nom de L’explorateur picard, tout en précisant qu’il pèche par quelque arrangement systématique. Il témoigne néanmoins de la férocité de la mer en cet endroit, ainsi que des mœurs locales à cette époque. Le voici donc, avec la traduction en français des passages en patois picard :
    « ... nous entrâmes dans le bourg de Cayeux dont les maisons, rassemblées sans ordre et alignement, semblent avoir été éparpillées à plaisir par un ingénieur capricieux et baroque. Une partie de la population était en deuil ; la mer quelques jours auparavant s’était soulevée, furieuse, impitoyable ; elle avait englouti dans ses ondes salées, grand nombre de ses explorateurs intrépides, hommes amphibies, familiarisés avec ses dangers et qui, bravant son inconstance, s’éloignent du foyer conjugal pour rapporter, des climats lointains, les productions que la mer n’a pas accordées aux nôtres, ou procurer à nos gourmets les mille espèces de poissons qui doivent flatter plus ou moins leurs palais délicats. Quelques-unes de ces malheureuses victimes étaient de Cayeux ; elles laissaient des veuves et des enfants dans la désolation. Pendant neuf jours, on avait vu des familles entières errer sur la plage humide pour redemander aux vagues les cadavres de leurs proches. La mère avait retrouvé son fils, l’épouse son mari. On les avait rapportés à Cayeux et le jour de mon arrivée était celui de leurs funérailles. La cloche de l’église paroissiale ébranlée par des bras salariés retentissait depuis plusieurs jours et portait aux oreilles des paisibles Cayolais des sons tristes et lugubres : c’était le glas funèbre, le signal de la mort. La cloche semblait partager la douleur générale et ne résonnait plus les chants d’allégresse qu’elle exprimait naguère pour un mariage.
    Les convois avançaient lentement, précédés de la croix argentée et des chantres en surplis, dont les voix sépulcrales psalmodiaient des chants funéraires. Au milieu d’une foule de peuple on remarquait à leurs habits de deuil, à leurs énergiques lamentations, les parents des défunts.

    Une épouse s’exprimait ainsi :
    — Pauvre Jacques, t’as donc pu r’nir pour foere boulir ten pichon à l’caudière ! (...tu n’as donc pu revenir pour faire bouillir ton poisson à la chaudière !)
    — Eh ! Qu’est-che qui mettro l’bieu capé que j’tai acaté à l’trotrie ? (Qui est-ce qui mettra le beau chapeau que je t’ai acheté à la trotterie ? – foire annuelle de St Valery)
    — Qu’est-che qui buvro l’chopène dieu-d’-vie de l’s’mène ? (Qui est-ce qui boira la chopine d’eau-de-vie de la semaine ?)

    — Qu’est-che qui coucro aveu mi à c’t’heure ? (Qui est-ce qui couchera avec moi maintenant ?)
    — Qu’est-che qui m’caressro ? (Qui est-ce qui me caressera ?)
    — Tu disoes d’acater un baté neu ; tu n’savoues point qu’i t’in auroe fallu in où tu n’peux t’nir qu’ti tout seul ? (Tu envisageais d’acheter un bateau neuf ; tu ne savais pas qu’il t’en aurait fallu un où tu ne pouvais tenir que toi seul ?)
    — Ah ! pauvre Lazerre, pourquoi n’t’es-tu point méfiai du coup d’vint d’aval ? (Pauvre Lazare, pourquoi ne t’es-tu pas méfié du vent d’aval ?)
    D’un autre côté, une jeune fille chantait ainsi sa douleur :
    — Min por quiot Pierr ! o devoêmes nous marier mardi qui vient ; t’vlo marié avec ches pichons. (Mon pauvre petit Pierre ! nous devions nous marier mardi prochain ; te voilà marié avec les poissons)
    — Qu’est-che qui m’consolro ? Qu’est-che qui m’fro denser les dimenches ? (Qui est-ce qui me consolera ? Qui est-ce qui me fera danser les dimanches ?)
    — Qu’est-che qui rempliro m’hotte pour aller vendre à l’ville ? (Qui est-ce qui remplira ma hotte pour aller vendre à la ville ?)
    — Ah ! mondiu, t’étois si vartillant près d’mi ; à présent, t’es cleué dens in’ boëte, et tu ne r’mues pu ! (Ah ! mon Dieu ! tu étais si vivant près de moi, à présent, tu es cloué dans une boîte, et tu ne remues plus).

    Les drames maritimes au XIXe siècle

    Ces expressions de douleur étaient interrompues par les pleurs et les plaintes d’autres individus. Un père parlait de faire abattre la maison qu’il avait fait bâtir pour son fils, un autre de brûler les habits qu’il lui avait achetés. On se serait cru au milieu d’une population de la Gambie (pays d’Afrique enclavé dans le Sénégal). Cependant, les funérailles terminées, les affligés revinrent à la joie ; on entra dans les cabarets, on se passa les verres d’eau-de-vie de main en main, et les marins burent au repos de leurs frères en attendant le jour où ils subiraient peut-être le même genre de mort. »
    Précisons également qu’il y avait deux populations différentes dans Cayeux : les habitants du bout d’aval qui cultivaient la terre et ceux du bout d’amont qui étaient marins, et que ces deux populations avaient peu de communications entre elles.
    Pour simple mémoire, ajoutons qu’une baleine s’est échouée sur la côte devant Cayeux en 1810. Remarque : Il n’y a pas que des hommes qui soient des naufragés des mers.

    Mais revenons aux tempêtes : surtout celle de la nuit du 9 au 10 mars 1842, un véritable ouragan qui provoqua des désastres épouvantables sur toute la côte, en particulier à Cayeux.
    Du texte d’E. Prarond, j’ai tiré l’essentiel.
    Un chasse-marée (bâtiment côtier à trois mâts) en provenance de Fécamp, de 48 tonneaux, avec 3 hommes d’équipage périt corps et biens à 4 km de la Pointe du Hourdel, tandis qu’à peu de distance, un bateau de pêche de Boulogne, drossé par le vent vers Le Crotoy, disparaissait avec ses hommes. Pendant ce temps, les femmes de Cayeux s’inquiétaient pour leurs maris et fils qui étaient en difficulté sur des barques mal construites ou mal lestées. Sur 15 bateaux sortis pour pêcher, seulement 9 rentrèrent. Les 6 autres furent engloutis, presque tous hors de vue de la côte. Ils avaient tenté de s’éloigner le plus possible au large pour ne pas s’échouer. Malheureusement, le lest de ces bateaux composé de galets ronds et roulants n’était pas arrimé. En s’accumulant d’un seul côté sous les assauts du vent, cette masse de pierre les avaient fait chavirer au-delà des bancs. La désolation fut générale dans Cayeux.
    Deux jours après les naufrages, on avait relevé 12 cadavres sur la côte. Des femmes allaient, le soir, à la rencontre d’un chariot qui ramenait du Crotoy d’autres cadavres que la mer avait fait dériver sur la rive droite de la baie, compte tenu des vents d’ouest qui dominaient. On a raconté que, dans cette nuit, une femme avait vu rouler trois corps apparemment sans vie à ses pieds, sans autre mouvement que celui imprimé par les vagues les heurtant au cordon de galets de la côte. Ces trois corps étaient étroitement attachés par un câble. La dame reconnut ses deux fils et leur père. Par miracle, on put ramener ces trois marins à la vie.
    D’autres épisodes tragiques étaient racontés de bouche à oreille, au milieu des sanglots et des larmes. Les souvenirs de cette funeste nuit qui fit tant de veuves et d’orphelins étaient encore vivaces à Cayeux dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Il faut croire que chaque siècle a son drame exceptionnel, qu’il y a des tempêtes maritimes décennales comme il y a des inondations terrestres décennales.

    Pour preuves, ces brefs rappels :
    1842 : tempête dramatique sur toute la côte picarde, et surtout à Cayeux, relatée ci-dessus.
    1990 : en janvier, très forte tempête maritime qui éventre la digue du hâble d’Ault et inonde d’eau salée tous les bas-champs entre Cayeux et Ault. Le président de la république, François Mitterrand, s’était même rendu sur les lieux pour constater les dégâts, avait visité la ferme Vangrevelinge sur la route de Cayeux à Brutelles et avait été reçu à la mairie de Cayeux.

    Pour les dramatiques inondations terrestres et fluviales, rappelons celles de 1841, de 1910 et celle récente de 2001 dont la vallée de la Somme et le Plateau Picard ont beaucoup souffert.

    En matière de catastrophes maritimes, n’oublions pas le difficile et périlleux métier de marin.
    A ce propos, mentionnons qu’un habitant du Crotoy nommé Pierre Devismes a relaté son expérience de marin-pêcheur dans un ouvrage intitulé « Un siècle de pêche en mer et en baie de Somme ».

    Gérard Devismes

    Pour découvrir les ouvrages de cet auteur :

    - La vallée sous les eaux,
    Les inondations dans la vallée de la Somme et sur le plateau picard des origines à l’an 2002, essai.
    - Notre village au temps jadis,
    Vie quotidienne, activités, traditions, nature et histoire en Picardie maritime, essai.
    - Bucolique vallée de Somme,
    de la source du fleuve à son embouchure, essai.
    Histoire d'Abbeville
    - Histoire de Saint-Valery-sur-Somme

    - Les hôtels particuliers d'Abbeville et autres bâtisses remarquables, essai.

    - Histoire de l'abbevillois rural, essai.

    - Mémoires d'un fils de paysan, roman.
    - La baie, la belle et le berger, roman.

    - Histoires insolites de Picardie maritime, essai
    - Picardie maritime insolite, essai.

     

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