• La misère à Rouen vers 1880

     

    La misère de Rouen vers 1880

    Rue du Halage à Rouen

     

    Tandis que le Rouen qui s’amuse ne craint plus d’avoir trop chaud au théâtre ou au café ; tandis que les bals s’organisent et que les sportsmen du patin attendent avec impatience l’abaissement de la température qui leur permettra de tracer des arabesques sur la glace, tout le Rouen qui souffre, le Rouen des gueux et des meurt-de-faim, le Rouen des sans travail et des sans domicile voit avec terreur commencer la saison où il fera froid, où le vent de la nuit mordra la chair à travers les déchirures des vêtements en loques.
    Sur les quais, la boue est dure ; les bâches se cassent comme du verre sous les doigts. Dans les interstices des pavés, comme sur les bancs du pont de pierre, il y a des scintillements de glace. Plus moyen de dormir à la belle étoile ! Il faut marcher pour ne pas geler ; il faut errer la nuit en évitant les « appariteurs » qui dans le lointain, immobiles sous leur capuchon, ressemblent à des guérites ; il faut battre le pavé en attendant que le jour renaisse et que l’on puisse aller se reposer un peu à l’audience de la correctionnelle, ou à l’église lorsque les bouches du calorifère souffleront de la chaleur.
    Alors, dans le silence de la ville endormie, à travers le brouillard qui voile la clarté des becs de gaz, le défilé commence, défilé sinistre, où l’on voit, comme dans les ombres chinoises, des silhouettes bizarres d’hommes, de femmes ou d’enfants, passer le long de la façade des maisons. Parfois une masse tombe dans un coin ; la fatigue, la faim, le froid, ont fait leur œuvre. Plusieurs individus meurent ainsi chaque année.

    Les chauffoirs publics.

    Que celui qui veut se faire une idée de la promiscuité des infortunes pénètre un soir dans une de ces petites constructions jetées par la charité sur le pavé de Rouen ; que celui qui recherche le pittoresque, même dans l’horrible, frappe à cette porte, et tout ce que l’imagination d’un peintre, fût-il Goya, d’un poète, fût-il Baudelaire, peut enfanter, ne sera qu’une ombre à côté de cette réalité.
    La construction, légèrement établie, est séparée en deux par un couloir au fond duquel se trouve la loge réservée à deux sergents de ville de garde. A droite, comme un guichet de prison, une lucarne s’ouvre sur le quartier des hommes ; à gauche, c’est le quartier des femmes.
    A l’heure de l’ouverture on fait déjà queue devant la petite construction ; les lits de camp n’étant pas en nombre suffisant, c’est à qui arrivera le premier pour avoir le bonheur de dormir sur une planche inclinée au lieu d’être obligé de s’allonger par terre. Au milieu de la pièce, se trouve un poêle brûlant ; l’atmosphère est tiède, lourde, et comme imprégnée encore des émanations de la veille. Les portes s’ouvrent et chacun entre ; après avoir, on ne sait trop pourquoi, donné son nom aux agents, qui l’inscrivent sur un registre. On entend quelques conversations à voix basse, quelques murmures, puis, un grand silence se fait et les ronflements interrompent seuls le ronronnement du poêle et le bruit de la rafale qui passe. De temps en temps un retardataire se glisse timidement dans la salle, s’approche sur la pointe des pieds, se heurte aux corps qui gisent de droite et de gauche et ne tarde pas, lui aussi, à s’endormir comme les autres. A deux heures du matin, le coup d’œil du chauffoir est étrange.
    Pêle-mêle, des tas d’hommes éclairés par la lueur d’un bec de gaz « traînent » pour ainsi dire, côte à côte. Sur le lit c’est un méli-mélo indescriptible : chemises ouvertes, poitrines nues, pieds nus, torses puissants de débardeurs des quais, barbes blanches au milieu desquelles la bouche entrouverte fait un trou noir, gamins hâves, déguenillés, toute la misère réunie, toutes les souffrances physiques confondues et se reposant un moment dans le même sommeil de brute.
    Il y a des enchevêtrements de bras et de jambes, des antithèses singulières, des « charbonniers », noirs comme des nègres, s’inclinant vers des « fariniers », blancs comme des pierrots. Puis, par terre, et tout autour du poêle, encore, toujours des hommes étendus les uns sur le dos, les autres sur le ventre ; les membres harassés se tordent dans des positions extravagantes ; on voit des visages ravagés par la maladie. Beaucoup de ces gens-là sont déjà phtisiques au dernier degré, et l’on entend des respirations essoufflées qui ressemblent à des râles.
    D’instants en instants, le sergent de ville passe la tête par la lucarne et contemple ce dortoir confié à sa garde. Il n’est pas encore blasé sur ce spectacle, et il murmure en tordant sa grosse moustache de guerrier en retraite :

    « Vrai ! on dirait un champ de bataille. » Puis, faisant glisser la porte du guichet de gauche, il ajoute : « Regardez par là, maintenant ! »
    Plus terrible, plus navrante est la misère de la femme, parce que cette misère est souvent plus injuste et que l’être sur lequel elle s’abat est moins fait pour la supporter.
    Le spectacle du quartier des hommes est lugubre ; celui du quartier des femmes est horrible. Elles sont là, échevelées, le corsage béant ; quelques-unes n’ont pas de souliers ; d’autres pressent dans leurs bras des marmots de trois, quatre ou cinq ans ; il y a des bébés maigres, rachitiques, qui oublient en dormant qu’ils ont eu faim dans le jour et qu’il faisait bien froid sur les quais. Comme dans la pièce d’en face, des malheureuses sont allongées par terre, autour du poêle ; les chevelures défaites traînent dans la poussière du sol.
    On pouvait voir un soir, étendue sur le parquet, une pauvre septuagénaire, raide comme un cadavre et dont le visage était entouré d’une auréole de cheveux blancs.
    « C’est le second soir, disait le sergent de ville, qu’elle vient ici avec son mari. Seulement, le vieux a eu plus de chance, il a trouvé place sur le lit de camp. »
    Faut-il avoir souffert — ou quelle horreur faut-il avoir du travail — pour en arriver à escompter des bonheurs comme ceux-là ! Mais le jour paraît, et, qu’il vente, qu’il neige ou qu’il pleuve, il faut partir.
    Le poêle ne chauffe plus ; l’air est vicié par l’entassement des dormeurs. Allons, dehors ! Et philosophiquement, avec cette démarche lourde de gens qui paraissent porter sur leurs épaules le fardeau de leurs infortunes ; eux, les meurt-de-faim et les gueux, les « sans travail » et les « sans domicile » recommenceront leurs longues promenades sans but, à travers les rues et les quais de Rouen, en attendant que le chauffoir leur serve à nouveau d’asile le soir.

    A. Fraigneau, Rouen bizarre, 1888

    Extrait de : 

      Les p'tites histoiresLA NORMANDIE : Histoires, mœurs et coutumes

     Collectif

      15.8 x 24 cm - 158 pages - Illustrations, cartes postales anciennes...
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