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2 août 1914 à Cayeux-sur-Mer et Abbeville
Magdeleine - Départ pour Abbeville - Dimanche 2
Encore des conciliabules dans l’avenue Carnot. Papa m’emmène à la gare avec les colis et j’attends Suzanne et Praxède (la bonne). Papa, maman et Maurice rentrent en auto avec le reste des colis. Pas de monde dans le compartiment, mais les troisièmes sont combles. Une bande de Cayolais vient conduire des jeunes hommes qui partent. Oh ! Ces adieux déchirants, poignants m’ont fait verser quelques larmes. Que c’est lugubre tous ces pleurs ! Quelques-uns, les célibataires, sont gais et s’en vont tout riant. A Abbeville, nombre d’artilleurs chantaient, buvaient et plaisantaient à nos côtés. Tous très jeunes sous les armes, ils s’en vont la rage aux dents enfiler les Allemands. C’est sublime, ces élans de courage ; ils vont joyeusement à la mort, car ils savent que leur devoir est là. On ne voit que des soldats dans des voitures de laitières, de jardiniers etc… Cela est un peu drôle au milieu de la consternation générale. Achille était à la gare avec la petite auto, il prend nos colis et nous revenons pédestrement, quand papa qui allait à la gare voir un soldat malade, nous a fait monter en voiture. On a mis le linge en place, puis on a flâné. Toujours des soldats dans la ville ou des réservistes, leur petit paquet sous le bras. Personne ne part dans ma famille, c’est heureux. Il y a des familles qui sont dans la peine. Je n’ai plus pensé que nous étions dimanche et j’ai oublié d’aller à la messe. Sait-on comment l’on vit dans ce désarroi national. J’espère aller tantôt à l’église pour prier pour tous ces hommes qui vont se battre et chercher la mort pour leur patrie.
Suzanne - Départ pour Abbeville - Dimanche 2
Nous voici de retour à Abbeville que nous ne devions revoir qu’au 15 septembre. Comme tout est triste, je veux rappeler ici la journée d’hier. Comme il faisait très beau et très chaud, et comme on ne respire guère dans la cabine, nous avions fait un courant d’air et n’avions aucun courage ! Personne sur les planches, tout était calme, d’un calme plat. Maurice nous apporte une lettre de Marguerite nous disant que la situation ne pouvant se prolonger, elle comptait arriver dimanche ou lundi. Cette lettre nous amusa, et comme je ne croyais pas à la guerre, je comptais, maman du reste aussi, voir arriver Marguerite, Simone et Mado le lendemain. Puis, je m’installais avec Magdeleine à l’ombre, derrière la cabine où nous entendions assez bien le concert classique du Casino. C’est ainsi que nous écoutions un morceau de Popper quand un homme passe en courant, l’air très atterré et cria : « ça y est, la France est mobilisée, c’est affiché à la Poste. Quel coup !… » Des femmes qui tirent leur mouchoir se tamponnent les yeux, des visages se décomposent, des hommes qui partent en courant vers la Poste. Le concert classique arrête net et les musiciens se précipitent dehors. C’était partout la désolation. Madame Legier pleurait ses fils, et Henri son benjamin pleurait également en donnant de grands coups de pelle dans les galets. Madame Robinet et sa mère s’empressent, en pleurant, de quitter leur cabine avec les enfants qui hurlent dans leurs charrettes, et le mari assombri par son départ prochain. Nos voisins de l’Albatros arrivent précipitamment en auto et en deux minutes empilent leur mobilier de cabine dans leur véhicule. Ils partent le soir même. Madame Brugnon sanglote, ses enfants sont effrayés. Madame Colgrave et sa mère sont dans la désolation car bien que ne partant pas sous les drapeaux, leurs maris sont restés à Reims d’où ils ne peuvent sortir. La pauvre Madame Ulin, à la fenêtre de sa chambre, personnifie la douleur tant elle est pâle et triste. Enfin en moins de cinq minutes, la plage est vidée, c’est l’affolement. Seul Monsieur Roulet, malgré son fils parti, a sa figure souriante de toujours.
Papa rentre à 7 h. en auto. Encore sous le coup des émotions de tout à l’heure, nous déménageons la cabine et entassons vite fait le linge et les robes dans des cartons et valises. Les Cayolais, toujours prêts à exagérer, tiennent des conciliabules devant la Poste jusqu’à 1 heure du matin. Aujourd’hui tout le monde se réveille de bonheur. A 9 h.50, Magdeleine, Praxède (la bonne) et moi, prenons le train, tandis que papa, maman, Maurice et Josette, le chien, gagnent Noyelles3 en auto. A la gare de Cayeux, scènes de désespoir au départ des cayolais soldats. Malgré soi, on se sent ému. Tout est calme à Abbeville. La mobilisation entière se passe dans un calme qui surprend tout le monde. L’après-midi, Magdeleine et moi ayant oublié l’heure de la messe, allons au salut prier pour les Français qui vont se faire tuer aux frontières et pour tous ceux qui attendent dans le désespoir et l’anxiété le retour qui d’un mari, qui d’un fils, qui d’un frère. Mon oncle Maupin est arrivé ce soir pour l’hôpital militaire d’Abbeville.
Extrait de :
AVOIR 20 ANS PENDANT LA GRANDE GUERRE
Carnets intimes 1914-1918 - Abbeville - Cayeux/Mer
Magdeleine et Suzanne Tacquet
Photos des archives familiales et documents d’époque.Préface et notes de Jean-Jacques Becker.
15.5 x 22 cm - 304 pagesPour en savoir plus sur ce livre...
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