• Le moulin à vent en Picardie

    Le moulin à vent et les baigneurs - Texte de Charles Lecat (à l'origine en patois picard)

    Je vais vous raconter comment j’ai gagné 20 sous alors que je n’avais que dix ans, - oui 20 sous ! - en l’espace de rien, en faisant visiter notre moulin à des baigneurs du bourg d’Ault. Ils en avaient probablement assez de cueillir des moules, ces baigneurs, puisque cette après-midi-là ils sont venus se promener dans les champs. On se fatigue de tout... même de faire trempette.
    Donc, c’était pendant les grandes vacances, moi j’étais à notre moulin avec mon père, c’était un moulin en bois, sur pioches, à deux paires de meules. Il faisait beau, il soufflait un petit vent d’amont bien aiguisé, qui était comme une caresse pour notre moulin. On tournait bien chargé. Mon père me dit comme ça : « Le temps ne changera pas. Je peux m’en aller chercher du grain. Toi, tu feras le garde moulin. Si le vent forcit, tu mettras en bout. S’il change, tu sais comment faire... Tu es un grand jeune homme maintenant. »
    C’est vrai qu’en poussant fort au bout de la queue, j’arrivais déjà à faire tourner le moulin, et c’est vrai aussi que je savais comment faire pour bien sentir d’où venait le vent : on glisse son doigt dans sa bouche, puis on lève son bras en l’air. C’est pas croyable alors comme on le sent, le vent.
    — Bien sûr que je suis grand, que je répondis à mon père. Je saurai ! Compte sur moi. Je ne m’ennuierai pas : j’apprendrai mon catéchisme.
    — Fais attention aussi à la vache de Tchot Ièn, qui se détache tout le temps, ajouta-t-il, qu’elle ne vienne pas brouter près des ailes...
    — Je la chasserai, lui répondis-je.
    Voilà mon père parti avec notre cheval et notre voiture à ressorts, et moi, me voilà en train d’apprendre mon catéchisme, assis en haut de l’escalier, bercé par le ronron de notre moulin qui bruissait doucement et qui me balançait comme une pie perchée au sommet d’un noyer.
    Quelle belle vue avions-nous de notre moulin ! Tous les bas-champs, avec une douzaine de moulins comme le nôtre qui avaient l’air de nous faire des signes; le petit chemin de fer « transbassurièn » qui se tortillait dans les marais en fumant pire qu’une cheminée de sucrerie ; la baie de Somme, derrière Saint-Valery ; les bateaux à voile et à vapeur sur la mer, par-dessus Cayeux... (...)
    J’apprenais donc mon catéchisme, j’étais arrivé à la question : « Qu’arriva-t-il ensuite ? », quand en bas de l’escalier, soudain, j’aperçus ? J’aperçus quatre baigneurs, un homme, une femme, une jeune fille et un petit jeune homme comme moi, qui me regardaient un peu comme le renard de La Fontaine contemplait le fromage dans le bec du corbeau.
    Je les vois encore, comme si c’était aujourd’hui : ils avaient tous des chapeaux de soleil ; l’homme tenait une canne, les deux femmes un bouquet de fleurs des champs dans leurs bras, et le petit jeune homme avait... les deux mains dans ses poches.

     

    Le moulin à vent en Picardie


    — Bonjour, jeune homme ! me lança le monsieur.
    — A vous aussi, Mesdames et Messieurs ! ai-je répondu. J’avais été bien élevé.
    — Nous pouvons visiter ?
    Visiter ? Faire voir notre moulin, dedans ? Quoi faire ? Quoi répondre ? Mon père ne m’avait pas parler de faire visiter ? C’est qu’il n’y avait guère de baigneurs et de visiteurs en ce temps-là ! Oui, comment faire ? Mais comme ils avaient l’air d’être de bon sens, et que l’homme m’avait appelé “jeune homme”, je me suis dit tout bas à moi-même : « Pourquoi pas », puis je leur ai dit tout haut à tous les quatre :
    — Vous n’avez qu’à monter.
    Les voilà en train de monter l’escalier qui bougeait, bien sûr, comme tous les escaliers de moulin sur pioche, et voilà la femme qui s’accrochait au coup de son homme, en poussant des petits cris et des « oh ! oh ! oh ! oh ! ». Elle tremblait la  pauvre. Moi, j’aurais ri dans ma barbe si j’en avais eu, et je me disais en moi-même : « Eh bien... si c’est déjà comme ça en bas, comment ce sera en haut ! »
    Les voilà pourtant arrivés à côté de moi, je les fais donc entrer dans le moulin qui tournait à bon régime, grinçant et répandant alentours sa bonne odeur de farine qui emplissait la bouche. Ils ouvraient des yeux comme des portes de bergerie. Ils regardaient les outils : le blutoir, le trieur, les tamis, la bascule, les marteaux à rhabiller, les sceaux de mouture. Ils observaient  le « régulateur à boules », une invention formidable. Ils contemplaient du côté des belles images du “Petit Journal Illustré” collées sur les parois et sur le gros pilier du milieu. Ils en faisaient des « oh ! oh ! oh ! » et des « ah ! ah ! ah ! ».
    Le plus beau, ce fut pour monter au deuxième étage par l’escalier de meunier. Un escalier de meunier, vous le savez ! ça monte très raide, pire qu’une échelle. La femme nous en a fait voir ! Elle s’accrochait à son homme et même à moi. Elle poussait des cris de putois, elle faisait des « oh lala ! » et des « mon dieu, mon dieu ! ». En haut, on aurait pu se croire en bateau vu que ça tanguait encore plus fort, c’en était une d’affaire !
    Il faut dire que quand ça tourne, un moulin, ça grince de tous les côtés. Ça tremble d’en haut jusqu’en bas, et c’est très curieux à voir.
    Ils ouvraient des bouches comme des fours, mes baigneurs, en regardant l’arbre tourner avec ses deux grandes roues en chêne et leurs dents en bois de pommier, le tire-sacs capable de soulever comme une plume cinq boisseaux de mouture, en reniflant la poussière qui sortait des grains au broyage, en sentant les meules trépigner sur leurs semelles ; en voyant les ailes courir les unes après les autres derrière la petite lucarne ; les toiles d’araignées toutes blanches de farine ; et même en apercevant notre chat qui mangeait une souris, à moitié caché derrière le balai. C’est là qu’ils ont encore fait des «mon dieu, mon dieu, la pauvre bête ! »
    La jeune fille a dit alors : « Moi je n’en peux plus, je sens que je vais avoir le mal de mer ».
    « Le mal de mer » ! On ne peut pas avoir « le mal de mer » dans un moulin à vent, voyons ! Faut-il que ce soit zinzin, des baigneurs ! En voyant ça, ils ont  tous voulu descendre. Je leur ai bien recommandé de surtout descendre en reculant. Comme ça, ils sont arrivés en bas sans trop se plaindre.
    Je suis allé avec eux jusqu’au chemin. La vache de Tchot Ièn était bien tranquille, attachée à son pieu. Les baigneurs m’ont dit : « Au revoir, jeune homme ». L’homme m’a donné une pièce dix sous en argent, la femme et sa fille chacune une pièce cinq sous en nickel, et le jeune homme m’a donné une bonne poignée de main.

     

    Le livre : "Les vieux moulins de Picardie"

     

     

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